18 mai 2007

Le feu d'artifice et les oligarques

Article de Daniel Schneidermann, Libération 18 mai 2007

Sept pour le prix d'un ! Blondeurs volant au vent, innocentes effronteries enfantines sous les lambris de l'Elysée, gestes de tendresse : voici apparemment la France dotée d'une famille princière, modèle Grimaldi, providence assurée des pages people pour les années qui viennent. Et recomposée de surcroît, comme pour ravir, aussi, les soixante-huitards. Ce qui frappe dans ce déploiement accéléré de l'image sarkozyenne, dans ce bouquet tiré dès le début du feu d'artifice, selon l'expression du socialiste Julien Dray, c'est le sens de la surprise, du rythme, et de l'ubiquité. La belle bleue ! La belle rouge ! On attendait le nouvel élu savourant son triomphe, récompensant son clan : il surgit sur l'autre flanc, sur sa gauche, pour rafler toutes les proies possibles, des centristes jusque dans les rangs socialistes (même si, de Tapie à Kouchner, le butin se résume à quelques momies de la Mitterrandie bronzée). Et il pousse l'incursion jusqu'à l'icône communiste Guy Môquet, avec la bénédiction de Marie-George Buffet. On avait été alerté, durant la campagne, par des dérapages frôlant l'antigermanisme : et la toute première visite est, classiquement, et heureusement, pour la chancelière allemande.

La belle bleue ! La belle rouge ! Car il ne suffit pas de surprendre, il faut surprendre partout à la fois, occuper tous les terrains. A moi les lieutenants de Royal et le slogan de Bayrou (prendre les meilleurs dans chaque camp) ! A moi la jeunesse et l'Alzheimer ! A moi les droits de l'homme et les reconductions à la frontière ! A moi la lutte contre les parachutes dorés et l'amitié des milliardaires ! A moi le Darfour et le réchauffement planétaire ! A moi les pompes du protocole et le sprint de l'action ! Quelle première journée, si assidûment suivie, à moto, en hélico, par les télés essoufflées, qu'au soir venu on se sentait comme en état de manque. Ciel ! On ne l'a pas vu depuis au moins deux heures. Que fait-il ? Où est-il ? Est-il seulement rentré sans encombre de Berlin ?

Derrière les illuminations et les fontaines à vin du début de règne, la vigilance impose pourtant de ne pas quitter de l'oeil les coins sombres. Ainsi, de cette affaire de l'abstention de la Première Dame, surtout révélatrice du zèle des courtisans, et de la servilité des principales chaînes de télé. Donc, l'épouse du chef de l'Etat s'est abstenue au second tour. Quel que soit le côté d'où l'on prenne ce fait, qu'on le regarde de droite, de gauche, de trois quarts face ou de trois quarts dos, il s'agit bien d'une information intéressante. Corrigeons : dans bien des pays, ce serait une information intéressante. Elle serait traitée comme telle. Les journaux en feraient leurs titres. Les enquêteurs tenteraient d'en savoir davantage.

En France, les choses se passent différemment. Bien entendu, au jour de l'élection, les journaux télévisés diffusent l'image du futur président accomplissant, seul, son devoir électoral ­ comment faire autrement ? Mais aucun commentateur de la télévision des deux principales chaînes ne prononce cette simple phrase : «Tiens, son épouse n'est pas là» (alors qu'elle était présente au premier tour). Les commentateurs pourraient rétorquer : «Les téléspectateurs n'ont pas besoin de nous, ils sont bien assez grands pour s'en apercevoir tout seuls.» Certes. Mais le métier de commentateur-d'image-de-candidat-dans-le-bureau-de-vote ne consiste-t-il pas justement à commenter l'image qu'ils ont sous les yeux ?

L'absence de Mme Sarkozy dûment constatée aux côtés de son époux, reste à s'assurer qu'elle n'a pas voté à un autre moment. L'enquête ne présente pas de difficultés majeures. Un quotidien, le Journal du dimanche, se rend à la préfecture des Hauts-de-Seine consulter les listes d'émargement (consultation parfaitement légale). La ligne de la Première Dame est vierge de toute signature. Le journaliste rédige un article. L'article est composé, mis en page. Sacrilège ! Branle-bas de combat dans les allées et contre-allées de la Sarkozie. Et l'oligarque Lagardère, propriétaire du journal, ami intime du nouveau président, exige au moment du bouclage la censure de la nouvelle. Censure assumée, sans rire, au nom de la «sphère privée».

Fin de l'affaire ? Non. Car la faute, comme toujours, engendre la faute. A cet acte de censure, les agences de presse consacrent des dépêches (d'abord la britannique Reuters puis, trois heures plus tard, l'AFP). La double nouvelle est donc publique : Mme Sarkozy s'est abstenue, et un patron de journal a censuré cette information. Que vont faire les journaux télévisés du soir ? Raconter l'affaire, fût-ce brièvement ? Non. Pas un mot. Imperturbables, les 20 heures commencent mécaniquement par les opportuns accidents météo du jour : une vague géante à l'île de la Réunion, et un gros orage à Paris, dans le quartier des chaînes de télévision. Pour le reste, menu ordinaire. Seule France 3 traite sérieusement le sujet.

Que Mme Sarkozy n'ait pas voté est peut-être anecdotique. Elle seule pourra un jour, si elle le souhaite, en livrer les raisons. Mais comment ne pas frémir en imaginant aux premiers jours du règne tant de «journalistes», dans tant de médias, se refiler la patate chaude, et juger urgent d'attendre ? Et en voyant, entre le feu d'artifice et les ordres des oligarques, l'ombre s'étendre, déjà, dans les recoins.

http://www.liberation.fr/rebonds/254515.FR.php

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